WEBINAR 2: GLOBAL CHALLENGES - La crise de la démocratie : Éléments d’explication
Bertrand MATHIEU
11 November 2020
La démocratie représentative a longtemps constitué un modèle. C’est sur ce socle que s’est construit un système qui, pour l’essentiel, a apporté la cohésion sociale, la paix, et le développement des droits de l’homme.
Ce modèle de démocratie occidentale est un système mixte : démocratique et libéral.
Il est démocratique en ce qu’il fonde la légitimité du pouvoir dans le peuple qui manifeste sa souveraineté, en élisant ses représentants chargés d’exprimer la volonté générale, en adoptant sa Constitution, c’est-à-dire les règles de gouvernement et de vie commune, et le cas échéant en se prononçant par référendum.
Il est libéral, en ce qu’il prévoit des mécanismes de contrôle et de contrepoids visant à limiter l’exercice du pouvoir, à le modérer. Relèvent de cette logique, la séparation des pouvoirs, notamment les mécanismes de contrôle juridictionnel, et la garantie des droits.
Or l’utilisation contemporaine du terme démocratie, auquel on substitue souvent la notion d’Etat de droit, confond ces deux aspects du système occidental, masquant ainsi les contradictions, les conflits qui peuvent opposer la démocratie et le libéralisme.
Les manifestations de la crise de la démocratie libérale sont protéiformes :
La perte de confiance dans le système occidental de démocratie libérale est patente, comme le démontrent un certain nombre d’études. La défiance vis-à-vis du système démocratique est plus forte dans les classes populaires.
On peut relever une corrélation entre le sentiment de perte d’identité et la perte de confiance en la démocratie, un fossé se creuse entre les élites et le peuple, et la démocratie fonctionne mal du fait de la déconnexion qui s’établit entre le vote et les décisions politiques prises par les élus.
Ces conflits mettent non seulement en relation, mais aussi en opposition, d’un côté, la souveraineté du peuple avec ses corollaires la volonté générale et l’intérêt général, de l’autre, les droits individuels, les pouvoirs du juge, les droits des communautés… La notion d’État de droit vise à assurer au nom de principes substantiels la protection du citoyen contre un État qui aurait la tentation d’abuser de son pouvoir, aussi légitime soit-il. Mais cet État de droit peut se retourner contre la mission première de l’État d’assurer la protection des citoyens. Cet État libéral peut se retourner contre les droits individuels, en transformant ces droits protecteurs en droits idéologiques.
Avant toute prise de position sur cette situation, avant tout anathème ou jugement de valeurs, il convient d’analyser les causes de cette situation afin de pouvoir en débattre. De ce point de vue l’une des pistes que cette analyse voudrait tracer est la suivante : alors que le droit est la condition de la démocratie, l’instrument de sa réalisation[1], le droit peut aussi se révéler comme un carcan qui étouffe la démocratie.
La présence de règles juridiques est, bien évidemment, une condition nécessaire à l’existence d’un régime démocratique.
La démocratie est née et s’est développée dans un cadre étatique. En toute hypothèse, elle présuppose l’existence d’un peuple, inscrit dans des frontières. Ce peuple n’existe comme entité que s’il est uni par le partage de valeurs communes, L’exercice du pouvoir vise dans ce cadre à déterminer l’intérêt commun à cette communauté nationale, il est donc nécessaire de fixer des règles relatives à la manière dont cet intérêt commun, ou général, est défini et à la manière dont seront désignés les représentants du peuple ayant pour mission de déterminer, en son nom, les règles communes.
Dans sa forme représentative, qui est la seule possible dans une société politique étendue, elle implique, pour l’essentiel :
des élections libres et disputées à intervalles réguliers ;
la liberté d’expression ;
l’existence d’une opposition qui puisse aspirer à devenir la majorité ;
une égalité entre les citoyens, formant le corps électoral
une éducation suffisante pour participer aux décisions politiques ;
un contrôle par un juge indépendant de la régularité des opérations électorales ;
une responsabilité des représentants devant le peuple se traduisant, a minima, par des élections à intervalles réguliers ;
une subordination du pouvoir technique au pouvoir politique afin d'éviter que la démocratie ne dégénère en oligarchie ;
des mécanismes permettant au pouvoir légitimement désigné d’imposer les décisions régulièrement prises.
L’emprise du droit sur la société peut conduire à un certain affaiblissement des mécanismes démocratiques :
Le développement d’ordres juridiques non démocratiques (au sens de légitimés par le Peuple)
Des organismes supranationaux, producteurs d’ordres juridiques spécifiques, s’installent en surplomb, sans pour autant constituer des embryons d’État. Par ailleurs, un certain nombre d’États, tendent à éclater sous la pression de la revendication identitaire de « principautés ». La carte géopolitique se transforme, d’une part, par la reconstitution de systèmes impériaux composés d’un État central et d’États satellites ou sous influence, d’autre part, par la déconstruction d’un certain nombre d’États.
Par ailleurs, en matière de droits fondamentaux, des organismes non étatiques: les Organisations non gouvernementales (ONG) jouent un rôle important. Quels que soient les effets positifs des actions menées par certaines ONG, il est évident qu’elles défendent sous couvert d’intérêt général des engagements de nature politique. Le problème posé ne tient pas à la nature de cet engagement, il tient aux informations dont on peut disposer sur les personnes et les intérêts qui sont à l’origine des actions menées.
S’exercent des pouvoirs économiques et financiers qui ne s’inscrivent pas dans un cadre étatique, impropre au développement de leur activité, et qui sont souvent plus puissants que les États. Ces pouvoirs peuvent appartenir à des entreprises privées, ils peuvent également être détenus par des organismes indépendants auxquels les États ou des organisations supranationales ont délégué des fonctions considérées comme régaliennes. Ainsi la liberté d’un État de définir sa politique économique, et partant toutes ses politiques, se réduit à l’aune des contraintes que font peser sur lui des organisations, telles la Banque mondiale, le Fonds monétaire international, voire même des structures privées, telles que les agences de notation. Par ailleurs, certaines entreprises, telles les « GAFA »[2], sont capables d’imposer non seulement leurs exigences économiques, mais aussi leurs normes de comportement et leurs propres systèmes de valeurs, par la maîtrise dont elles disposent des systèmes de communication et d’échanges.
La conjonction de ces phénomènes entraîne une dépossession de plus en plus visible du pouvoir politique.
Le droit des droits de l’homme tend à prévaloir sur l’expression démocratique
S’il est vrai que la démocratie est le cadre qui a permis l’épanouissement des droits de l’homme et que ces mêmes droits sont étouffés dans d’autres systèmes, ce lien n’est pas consubstantiel à la démocratie.
On peut même considérer que le développement d’une conception essentiellement individualiste des droits fondamentaux participe à l’éclatement de la notion d’intérêt général, à un système de valeurs communautaristes et concurrentielles qui affaiblissent la démocratie. L’articulation entre les droits de l’individu, les droits des communautés et les valeurs communes, est aujourd’hui ingérable. La fragmentation engendrée par ce communautarisme conduit à une rupture dans l’identité culturelle. Le multiculturalisme oppose au sein d'une même société des populations qui, non seulement n'ont pas les mêmes problèmes, les mêmes peurs ni les mêmes besoins, mais qui n'ont même plus les mêmes références culturelles. Les algorithmes mis en place par Google ou Facebook favorisent l'éclosion de ces communautés artificiellement construites qui développent un « entre-soi ». Ainsi ces communautés se compartimentent en réduisant les possibilités de dialogue et d’échanges.
Par ailleurs, le droit des droits fondamentaux tend à s’inscrire dans un projet idéologique contraignant qui restreint le champ du débat démocratique et contraint l’exercice du pouvoir politique. En témoignent les restrictions de plus en plus fortes à la liberté d’expression qui gangrènent nos sociétés. L’État se fait éducateur et thérapeute. Les délits d’opinion se multiplient.
Les rapports sociaux et politiques ne sont plus insérés et structurés dans une dimension tout à la fois collective historique et institutionnelle mais réduits à des relations interindividuelles[3]. Les institutions sont considérées comme des prestataires de services et de droits individuels.
Comme l’écrivait Guy Carcassonne : « La thématique de l’État de droit a désormais excédé ses limites initiales. Il ne s’agit plus seulement de veiller au respect de la règle par l’État lui-même. Il s’agit, de proche en proche, de faire émerger ce que l’on dénommera ici une société de droit dans laquelle à peu près toutes les activités humaines pourraient, voire devraient, être soumises au droit, et encadrées par lui. Il en résulte une immixtion tout à fait nouvelle à ce niveau de fréquence, dans les comportements individuels qui, jusqu’alors, ne relevaient du droit que dans la mesure où ils nuisaient directement à autrui »[4].
La place de la justice dans le système institutionnel
La montée en puissance des juges tient à plusieurs facteurs , notamment:
le développement d’un droit fondé sur les droits et libertés fondamentaux, dont le juge est l’interprète et le gardien naturel ;
la pénalisation de la vie politique et sociale qui tend à se développer dans un contexte où la responsabilité politique n’est plus effective ;
le rôle du juge dans la régulation des rapports entre les ordres juridiques qui n’obéissent plus vraiment à une logique hiérarchique.
le renforcement du pouvoir normatif du juge que l’on peut voir à l’œuvre s’agissant de la Cour EDH, mais qui est également entre les mains des juges nationaux.
Malgré ses défauts, la démocratie libérale a constitué un système politique permettant un équilibre, rarement atteint à ce point, entre la protection des libertés des individus, la construction d'un modèle social, facteur de progrès économique et social et la défense d'un système de valeurs, facteur d'intégration. Elle vaut la peine d'être défendue. Deux pistes, parmi d’autres, ont été ouvertes celle de la démocratie participative et celle de la démocratie non libérale.
La démocratie participative
Cette forme de « démocratie », qui renvoie plus aux modes d'exercice du pouvoir qu'à sa légitimation, s'appuie sur le fait d'accorder des pouvoirs nouveaux aux citoyens, en réalité à des citoyens engagés dans l'action sociale formés par des experts.
Le recours à la démocratie participative développe les communautarismes et n’est pas exclusive de pratiques sophistiquées de manipulation de l’opinion[5].. Cette volonté de remplacer le vote comme processus de décision constitue une négation même de la politique, en réduisant la compétition pour le pouvoir.
La démocratie non libérale
Ce modèle, qu’il convient de prendre au sérieux et qui recouvre en fait des expériences très différentes, vise à renforcer le caractère démocratique du pouvoir en affaiblissant ses caractères libéraux (notamment rôle des juges) ;
La démocratie non libérale peut tout aussi bien être la réponse à l'impotence économique, ou idéologique, de la démocratie libérale, ou l'aménagement d'un système autocratique comme en Russie. Elle présente une certaine parenté avec le projet du despotisme éclairé. Mais la rupture avec le libéralisme peut être également une transition vers un effondrement de la démocratie elle-même.
Tenter de sauver le modèle de démocratie libérale :
clarifier le lieu du pouvoir politique. Il s'agit en fait de déterminer clairement ce qui doit relever des compétences confiées à des structures, pour l'essentiel, européennes, et les compétences et pouvoirs qui doivent rester entre les mains des États. Pour ce faire, il convient de distinguer ce qui relève de l'identité européenne, qui justifie l'association d'un certain nombre d'États, et ce qui relève de l'identité nationale.
Il convient également de rétablir et de développer les instruments d’intervention du peuple dans la décision politique. Pour les questions locales, le développement des instruments de la démocratie participative constitue une voie féconde. Enfin, il convient de réfléchir à une revalorisation du référendum qui constitue une forme de démocratie directe, complément et correcteur de la démocratie représentative.
Tenter de relever le sentiment démocratique exige, avant toute autre chose, le retour de la confiance des citoyens. Pour ce faire le droit doit associer les principes d'efficacité et de responsabilité.
[1] Cf. en ce sens l’intitulé de la Commission de Venise du Conseil de l’Europe « la démocratie par le droit »
[2] Google, Apple, Facebook, Amazon.
[3] J. Le Goff, Malaise dans la démocratie, Stock, 2016, p. 38.
[4] Société de droit contre État de droit, Mélanges Braibant, Dalloz p. 37.
[5] Cf. P. Rosanvallon, La légitimité démocratique, Le Seuil, 2008.
Titulaire d'un doctorat en droit et agrégé de droit public, Bertrand Mathieu est depuis 1998, professeur à l’Université de Paris I Panthéon-Sorbonne. Il a été président de l'Association française de droit constitutionnel. Il est également membre du Groupe européen de droit public et de l'Institut international des droits de l'homme René Cassin. Il est membre Conseil supérieur de la magistrature (CSM), en tant que personnalité extérieure. Il est nommé conseiller d’État en service extraordinaire, à compter du 1er octobre 20173.